Actualités - Plaidoyer pour une meilleure prise en considération du patrimoine industriel en Wallonie

Publié le 14 juin 2019
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Plaidoyer pour une meilleure prise en considération du patrimoine industriel en Wallonie
 

Mémorandum à l’attention des futurs négociateurs de la formation du Gouvernement wallon
Propositions de l’asbl Patrimoine Industriel Wallonie-Bruxelles (PIWB)

Pendant près de deux siècles, la Wallonie a été – elle l’est encore, mais dans une mesure nettement moindre – terre d’industrie lourde. Elle fut la porte d’entrée principale des technologies développées en Grande-Bretagne au 18ème siècle et devint ainsi le berceau de la révolution industrielle sur le continent.

S’appuyant sur ses ressources minérales, dont principalement le charbon, elle se hissa, vers 1870, jusqu’au deuxième rang des régions les plus industrialisées au monde !

Nos ingénieurs et capitaines d’entreprises furent partie prenante dans le développement de nombreux pays, à commencer par la France et l’Allemagne, mais aussi l’Espagne, la Suède, l’Ukraine, la Russie, la Chine, le Maroc, l’Egypte, le Chili, le Congo, et bien d’autres. Dans le monde entier, on a roulé wallon, on a travaillé avec du matériel et du savoir-faire wallon, on a admiré les Wallons !

C’est dire si nous n’avons pas à rougir de ce passé, même s’il convient de garder à l’esprit que cette réussite économique n’alla que très tardivement de pair avec une amélioration des conditions sociales des travailleurs.

 

Les premières sauvegardes du patrimoine industriel
Lorsque, dans les années 1970, les témoins les plus anciens de cette révolution industrielle commencèrent à disparaître les uns après les autres, des passionnés éclairés alertèrent les autorités compétentes, ou s’engagèrent personnellement afin de sauver de la destruction un certain nombre de sites, porteurs d’un pan si important de notre histoire.

Une sensibilisation à ce patrimoine s’ensuivit, ainsi qu’une série de sauvegardes, résultant le plus souvent d’initiatives individuelles, avec des résultats plus ou moins heureux, comme les ascenseurs hydrauliques du Canal du Centre, Bois-du-Luc, le Hasard à Cheratte, plusieurs usines textiles à Verviers et à Mouscron, le Grand Hornu, Blegny-Mine, les Moulins de Beez, le PASS à Frameries, le Bois du Cazier ,…

Les Fonds structurels européens FEDER, à partir de 1986, aidèrent grandement à réaliser ces sauvegardes et à mettre en œuvre les programmes de reconversion qui les accompagnèrent. Ces actions se sont poursuivies avec une certaine ardeur et un soutien politique important jusqu’à la fin des années 1990.

 

De notre passé, faisons table rase !!!

Entretemps, en raison de la crise des années 1970-1980, quantité de nouvelles friches industrielles sont venues grossir la liste des sites et bâtiments en péril. A partir des années 2000, les Fonds FEDER ont commencé à se réduire, au profit de nouveaux membres de l’Union européenne dont la situation économique était encore nettement moins enviable que la nôtre.

Et surtout, le regard porté sur ce passé industriel a changé. Est-ce en raison de la masse de biens concernés et de l’impossibilité de tout garder ou de tout reconvertir, d’autant plus que les moyens financiers se raréfiaient ?

Est-ce la conséquence d’un certain nombre d’erreurs commises dans la mise en œuvre des premiers  programmes de sauvegarde, dont l’efficience économique ne fut pas toujours prise en compte avec sérieux ? Ou est-ce tout simplement la conséquence inéluctable d’un manque de programmation et de vision à long terme qui n’a pas généré, malgré la réalisation en 1994-1995 d’un inventaire qualitatif et d’un inventaire exhaustif des biens de notre territoire, un débat public et une définition des priorités ?

Toujours est-il qu’à l’aube de ce siècle, voire déjà un peu auparavant, le slogan dominant fut « De notre passé, faisons table rase, pour construire la Wallonie de demain ». Un slogan glaçant, aux conséquences terrifiantes pour tout qui se soucie quelque peu d’éducation, de formation, d’intégration sociale … ou de patrimoine.

Du passé, il faut faire table rase. Détruire, pour libérer des espaces (bien nécessaires, nous ne le contestons pas), pour une nouvelle industrialisation, sans états d’âme, sans considération pour ce qui est important ou pas, sans vision aucune.

Les sauvegardes éventuelles deviennent le fait d’opportunités ou de calculs économiques. Mais la culture industrielle est la grande absente de ces actions, même le terme n’est pratiquement jamais utilisé, alors que nous sommes une région dont le monde entier nous envie le passé !

Pourtant les exemples ne manquent pas. Chez nos voisins du Royaume-Uni tout d’abord, pionniers du patrimoine industriel comme ils le furent de la révolution du même nom, et qui n’hésitent pas, comme lors de la séance d’ouverture des Jeux olympiques à Londres en 2012, à mettre en avant en premier lieu ce passé industriel !

Ou chez nos autres voisins allemands, qui ont inventé les « routes de la culture industrielle », et mis sur pied dans la Ruhr, bien avant la crise économique qu’ils viennent d’y vivre, un programme raisonné et concerté de sauvegarde de ce patrimoine. Ils s’appuient aujourd’hui sur cette culture industrielle et sur des sites majeurs comme Zollverein, devenu entretemps patrimoine mondial de l’Unesco, pour se redéployer.

Ou chez ceux du Nord-Pas de Calais, avec les reconversions réussies des anciennes cités textiles  comme Roubaix, ou du bassin minier, reconnu aujourd’hui comme Patrimoine mondial. Ici aussi le projet de reconnaissance a servi de moteur à la reconversion d’une région pourtant au moins aussi dévastée économiquement que le fut ou ne l’est le sillon industriel wallon.

 

Pour une culture industrielle forte

Dans le même temps, l’industrie et le monde de l’éducation font le constat d’un désintérêt croissant des jeunes pour les métiers techniques et d’un manque d’esprit entrepreneurial. Il y a quelques semaines, le journal Le Soir, pour prendre un exemple concret, publiait des pages entières sur la problématique de la pénurie des métiers techniques. Aujourd’hui, seuls 12 à 16 % des jeunes wallons, selon les sources,  choisissent les métiers techniques pour 22 à 24 % dans le reste de l’Europe.  Dans un récent éditorial, le Président de la Chambre de Commerce de Liège-Verviers-Namur pointe comme priorité absolue la nécessité de booster les filières technologiques et scientifiques. Une des raisons évoquées pour expliquer ces piètres résultats serait le manque de promotion des formations, selon les auteurs concernés. De vastes campagnes, sont mises sur pied pour essayer d’inverser cette tendance.

Mais le problème ne se situe-t-il pas ailleurs ?  N’aurait-il pas fallu commencer par le début ? Donner à cette jeunesse des repères, une fierté, un respect du travail des anciens, en montrer la grandeur et aussi les errements, susciter une réflexion sur des bases concrètes, et créer ainsi une émulation et une véritable culture industrielle ? Les problèmes auxquels les générations précédentes ont été confrontées ne sont fondamentalement guère différents des nôtres : s’éclairer, se chauffer, se déplacer, s’alimenter, augmenter son confort de vie, …  Les réponses divergent selon les époques et les ressources disponibles mais la démarche a un côté universel qu’une éducation intelligente à son histoire, qu’elle soit industrielle ou autre, permet d’éclairer.

Pour bien appréhender son futur, et savoir où l’on va, il convient de bien comprendre d’où l’on vient. Cette évidence semble bien admise en matière de patrimoine lorsqu’on parle d’archéologie, de palais et de châteaux, d’églises et de cathédrales, voire de patrimoine immatériel comme nos coutumes et traditions, mais bien moins lorsqu’on souhaite conserver un témoin industriel. Le labeur et la sueur font certes moins rêver que les dieux et les princes, mais à part l’esthétisme de ces constructions, qui n’est d’ailleurs pas absent de certains biens industriels également, qu’est-ce qui peut justifier un traitement différent de ce pan de notre patrimoine culturel ?

 

Nécessité d’un inventaire à jour

Au sein de l’asbl Patrimoine industriel Wallonie-Bruxelles, nous dénonçons régulièrement cet état de fait mais nous tenons toutefois à rester optimistes et proactifs. Nous demandons tout d’abord que puisse se réaliser rapidement, avec les moyens adéquats, une remise à jour de l’inventaire qualitatif et de l’inventaire exhaustif du patrimoine industriel wallon d’avant 1960, et qu’un regard prospectif puisse déjà être posé sur le patrimoine en devenir. Un premier pas a été franchi avec la signature par le Ministre du Patrimoine René Collin d’un arrêté de subvention en faveur de notre asbl pour inventorier qualitativement une cinquantaine de biens en 2018-2019. Mais des blocages administratifs en empêchent le véritable lancement. Nous espérons vivement que le futur Gouvernement régional nous permettra de réaliser pleinement cet inventaire.

Nous plaidons également pour que cet inventaire soit suivi d’un débat public et d’une réflexion en profondeur sur ce qu’il convient de conserver et sur la façon de mettre en avant cette culture industrielle au même titre que d’autres formes de culture. Et nous sollicitons qu’une attention particulière soit portée sans attendre sur des sites en jeu, soit parce qu’ils sont menacés de disparition ou de transformations entraînant une perte importante de signification, soit parce qu’ils demandent des mesures urgentes pour conserver leur valeur ou leur intégrité. Nous pensons particulièrement au haut fourneau n°4 à Marcinelle grâce à son inscription récente sur la Liste de sauvegarde du patrimoine wallon.

Il ne convient pas de tout sauvegarder, ce serait une gabegie insensée, mais il convient de déterminer ce qu’on veut conserver et pourquoi. La question du « pourquoi » est essentielle, et surtout les réponses qui y seront apportées, ce sont ces réponses  qui permettront de faire des choix judicieux et éclairés.

Il faut aussi avoir à l’esprit qu’il ne faut pas nécessairement tout reconvertir tout de suite. De simples mesures de préservation peuvent suffire, nous ne devons pas nécessairement tout réaffecter aujourd’hui. Nous pouvons transmettre aux générations futures des biens « bruts » et leur permettre d’y développer leurs propres projets, de s’approprier leur passé en fonction de ce qui sera leur sensibilité. C’est par exemple ce que nous préconisons pour la tour Saint-Albert à Péronnes-lez-Binche, ou ce qui a été fait depuis près de 40 ans au niveau du triage-lavoir de Blegny-Mine.

PIWB vient de publier sa revue annuelle n°9 avec pour titre « Sites industriels en jeu »  qui a pour ambition de mettre en exergue quelques éléments sur lesquels il existe actuellement un enjeu. D’autres éléments, que nous allons détailler ci-après, méritent le même statut. Même s’il s’agit de choix subjectifs, concertés au sein de notre Conseil d’administration, la liste de ces éléments a été validée par le Ministre du Patrimoine.

Ces sites mériteraient comme indiqué ci-avant, un large débat citoyen, mettant en balance les aspects patrimoniaux en tant que tels, et également éducatifs, écologiques (la reconversion des anciens bâtiments et sites est une forme de « durabilité ») et culturels, avec les aspects financiers, écologiques (mais ici en terme de pollution des sols par exemple), et les problèmes de besoins de nouveaux espaces économiques adéquats et bien localisés.
Ceci permettrait de définir une politique à long terme en matière de patrimoine industriel, certes toujours adaptable au fil du temps et de l’évolution des sensibilités mais qui engendrerait une démarche prospective en lieu et place d’actions dans l’urgence, dictées par l’opportunité ou résultant du lobbying de groupes de pression.

Vous trouverez en annexe un point de la situation actuelle et des urgences en matière de préservation.

Comme vous l’aviez fait lors de notre précédent « Mémorandum pour la sauvegarde de témoins de l’industrie lourde du 20e siècle » en 2014 (sur la sidérurgie, notamment), nous espérons que vous puissiez, dans le cadre des négociations gouvernementales qui s’ouvrent, prendre en compte cette problématique du patrimoine industriel et y apporter des réponses concrètes.

Nous vous remercions d’avance pour l’attention portée au présent Mémorandum et vous souhaitons un avenir à la hauteur de vos espérances.

Jacques Crul,                                                   Jean-Louis Delaet,
        Secrétaire                                                            Président