Actualités - Le patrimoine industriel et technique : de l’histoire de l’Europe à la construction européenne

Publié le 1 décembre 2010

Par Jean-Louis Delaet, Licencié en histoire de l’Université libre de Bruxelles, Directeur du site du Bois du Cazier à Marcinelle (Belgique), Président de PIWB

Dans le cadre de la Présidence belge du Conseil de l’Union européenne, la Communauté française organisait à Bruxelles le 22 octobre 2010 une réunion du groupe d’experts du Label du Patrimoine européen sur le thème : « L’Europe : une Histoire partagée ! Des projets transnationaux. Pourquoi ? ».

Fruit d’une collaboration avec la Communauté flamande, la Communauté germanophone, la Région wallonne ainsi que la Région de Bruxelles-Capitale, cette réunion d’experts a rassemblé des représentants des différentes administrations de la Culture des 27 Etats membres, des délégués de la Commission européenne, du Conseil de l’Europe et de l’UNESCO.

Parmi les trois thèmes proposés à la réflexion des participants, le patrimoine industriel et technique était présenté par Jean-Louis Delaet, président de Patrimoine Industriel Wallonie-Bruxelles, dans la perspective de projets transnationaux qui permettrait de mieux distinguer le Label du Patrimoine européen des autres reconnaissances internationales, telles que l’UNESCO ou le Conseil de l’Europe.

 

Voici le texte de l’intervention :

Avec le christianisme, la Révolution industrielle est le deuxième phénomène ayant touché l’ensemble de l’Europe. De plus, les innovations techniques ont joué un grand rôle dans le rayonnement européen dans le monde entier et, par leur nature même, ont une dimension internationale : les produits, les machines mais également les hommes s'exportent.

Enfin, c'est sur une base industrielle que s'est fondée la construction européenne avec la création en 1951 de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA). 

 

1. Significatif de l’histoire commune de l’Europe

Par le biais du patrimoine industriel, on touche des domaines aussi divers que la géologie, le paysage, l’architecture, l’échange des connaissances et des savoir-faire ou encore les migrations.

1.1. Des gisements charbonniers partagés

En premier lieu, résultats de facteurs géologiques naturels, les gisements charbonniers ne respectent pas les frontières administratives. Ainsi le sillon houiller de l’Europe du Nord-ouest part de l’Angleterre, traverse le nord de la France, la Belgique, le sud des Pays-Bas et finit dans l’ouest de l’Allemagne ; le bassin lorrain est commun à la France et à l’Allemagne ; le gisement de Silésie se partage entre la Pologne et la République tchèque.

Certains de ces gisements ont d’ailleurs suscité les appétits de pays belligérants d’une époque heureusement révolue.

1.2. Des échanges multiples

L’industrialisation a touché tous les pays ou presque. Les échanges d’influence ont marqué l’Europe dans un mouvement d’ouest en est. Ainsi, la Révolution industrielle, née en Angleterre au XVIIIe siècle, franchit assez rapidement la Manche pour gagner le continent et particulièrement le sud de la Belgique, la Wallonie, où les industriels adaptent les techniques anglaises aux spécificités locales et solutionnent ainsi le problème de l’exhaure des eaux qui contrariait l’essor de l’exploitation charbonnière.

A l’image de l’anglais John Cockerill qui exporte de Liège ses machines à vapeur, les Belges contribuent à l’essor des régions du Nord-Pas-de-Calais en France et de la Ruhr en Allemagne. Les Allemands essaiment de même dans toute l’Europe centrale et s’appuient sur les innovations de leurs ingénieurs pour développer la production de l’acier.

A la fin du XIXe siècle, tous se retrouvent en Russie pour participer à la mise en valeur des bassins du Donbass et de l’Oural.

1.3. De la globalité de cet essor industriel

A côté du charbon et de l’acier, indissociables de la puissance économique jusqu’au Second conflit mondial, il y a aussi les chemins de fer, les constructions mécaniques, la métallurgie des non-ferreux, les verreries, le textile, la chimie… sans oublier bien entendu l’électricité qui marque à son tour l’essor industriel.

Les établissements d’enseignement jusqu’au plus haut niveau caractérisent de bonne heure ce développement industriel qui marque aussi les capitales et les grandes villes avec la prospérité des industries manufacturières et enfin les grands ports, leurs chantiers navals et leurs docks, par lesquelles s’importent les matières premières et s’exportent les produits finis.

1.4. Du migrant à une nouvelle citoyenneté

L’industrie a nécessité beaucoup de main-d’œuvre. Les populations locales sont vite insuffisantes et ont fait appel à des travailleurs venus d’horizons proches ou lointains. Les Italiens sont présents un peu partout, les Irlandais en Grande-Bretagne, les Polonais particulièrement en France et en Allemagne, ensuite viendront les Portugais, les Espagnols, les Yougoslaves et les Grecs.

Ces dernières décennies ont vu l’arrivée de nouveaux migrants d’au-delà des frontières naturelles de l’Europe : Turcs et Maghrébins.

De nombreux descendants de ces émigrants vivent toujours dans les pays d’accueil et participent désormais à la vie économique, sociale, culturelle ou politique par l’accession à leur nouvelle citoyenneté.

1.5. A l’origine de la construction européenne

La CECA, qui regroupe six pays, Allemagne de l’Ouest, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, a pour objectif en 1952 de créer un marché unique du charbon et le l’acier. Le traité fondateur, conclu pour une durée de 50 ans, précède et annonce la naissance de la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard de l’Union européenne.

A côté de ses objectifs économiques, la CECA a développé des actions de type social  visant à améliorer les conditions de bien-être des travailleurs notamment par la création en 1957 d’un organe permanent pour la sécurité du travail dans les mines suite à la tragédie du Bois du Cazier en Belgique qui fit 262 victimes originaires de 12 pays européens, majoritairement italiens.

 

2. Englobant  aussi bien les patrimoines immobilier et mobilier

Par le biais du patrimoine industriel et technique, des sites ou des musées sont autant de témoignages qui méritent d’être valorisés.

2.1. La définition du patrimoine industriel

Ce patrimoine englobe des bâtiments et des machines, des ateliers, des moulins et des usines, des mines et des sites de traitement et de raffinage, des entrepôts et des magasins, des centres de production, de transmission et d’utilisation de l’énergie, des structures et des infrastructures de transport aussi bien que des lieux utilisés pour des activités sociales en rapport avec l’industrie (habitations, lieux de cultes ou d’éducation).

La période historique la plus intéressante s’étend bien entendu des débuts de la Révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui sans négliger les racines proto-industrielles.

2.2. Les sites classés au patrimoine national : l’exemple français

Des sites ont fait l’objet de protection et de classement selon les législations en vigueur dans les pays respectifs. Si on prend l’exemple de la France, selon les chiffres disponibles en 2008, pour les mines de charbon, 26 protections ont été opérées. L’objet de ces protections varie beaucoup d’un site à l’autre mais les chevalements protégés seuls, sans qu’une attention ait été portée aux autres édifices qui composaient le carreau de la mine, l’emportent largement ou encore la protection n’englobe pas les crassiers ou terrils quand ils existent. Un chantier reste donc ouvert pour le label du patrimoine européen.

Quant aux sites sidérurgiques, au nombre d’une soixantaine, ils constituent en France le noyau dur de la protection du patrimoine industriel mais avec une particularité : hormis les hauts fourneaux au coke de la Voulte-sur-Rhône en Ardèche et le haut fourneau d’Uckange en Moselle, les autres sites classés produisaient de la fonte au bois et sont donc antérieurs à la Révolution industrielle et un peu hors sujet pour notre propos !

2.3. Les sites classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO

Sur le plan de la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, le patrimoine industriel et technique est une catégorie relativement peu présente. En effet, si on recense les sites industriels et les villages ouvriers classés en Europe, on en dénombre respectivement 11 et 5, particulièrement présents en Grande-Bretagne, pays de naissance de la Révolution industrielle.

C’est peu sur les  911 biens culturels ou naturels considérés par le Comité du patrimoine mondial comme ayant une valeur universelle exceptionnelle. Les exemples souvent cités d’Ironbridge Gorge dans les West-Midlands en Grande-Bretagne ou encore de la mine Zollverein dans la Ruhr et du site sidérurgique sarrois de Völklingen en Allemagne sont doublement exceptionnels.

2.4. Le patrimoine mobilier dans les musées des sciences et des techniques

D’autre part, l’extension de notre intérêt au patrimoine technique mobilier mettrait en évidence les différentes pièces ou instruments qui ont joué un rôle important dans le développement industriel et qui font l’objet de mesures de protection ou sont reprises dans la liste des biens à protéger selon les législations en vigueur.

Cette extension ouvrirait la distinction du Label du Patrimoine européen aux conservatoires des institutions scientifiques ainsi qu’aux musées des techniques. Nous pensons au Science Museum à Londres, au Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris, au Musée de la Science et de la Technique Leonardo da Vinci à Milan ou encore à la Maison de la Métallurgie à Liège et à l’Industriemuseum de Chemnitz en Saxe.

 

3. Initiant la création de réseaux au niveau européen

Des associations et des réseaux s’occupent déjà de ce type de patrimoine, constituent ainsi des points de comparaison et peuvent servir de relais à notre projet transnational.

3.1. The TICCIH- The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage

Au niveau international, le patrimoine industriel au sens large est pris en charge par une section d’ICOMOS, le Conseil international des Monuments et Sites, le TICCIH, seul réseau mondial de spécialistes du patrimoine industriel. Le TICCIH est fondé officiellement en 1978 à l’occasion d’un congrès à Stockholm mais prend en fait son origine dans la création de l’Ironbridge Gorge Museum Trust en 1973 et l’organisation d’un premier congrès au Deutsches Bergbau Museum à Bochum en 1975.

Le développement du TICCIH s’est axé sur la tenue  tous les 3 ans de conférences plénières itinérantes en Europe et en Amérique du Nord. La dernière s’est tenue à Freiberg en Saxe en 2009.

Il y a aussi la Fédération européenne des Associations du Patrimoine industriel et technique, l’E-FAITH, qui est une plate-forme visant à promouvoir la coopération entre les associations sans but lucratif et de bénévoles.

Pour sa part, le patrimoine technique est étudié par une section spéciale de l’Union internationale d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, l’ICOHTEC.

3.2. Les Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe : la Route du fer en Europe centrale

Le programme des Itinéraires culturels est né au Conseil de l’Europe en 1987 avec la volonté de démontrer, à travers le voyage dans l’espace et dans le temps, que le patrimoine des pays européens constitue en fait une histoire commune. Ces itinéraires permettent d’illustrer concrètement les valeurs fondamentales que sont les droits de l’homme ainsi que la diversité et l’identité culturelle européenne par delà les frontières et les siècles.

Une agence technique de réalisation, l’Institut européen des Itinéraires culturels, créé en 1998, instruit les nouveaux projets et assure le suivi et la liaison entre les partenaires.

Il y a actuellement 27 itinéraires dont un seulement est consacré au patrimoine industriel. Partant de la ville de Leoben-Donawitz en Autriche, qui abrite une université des mines et de la métallurgie, la Route du fer en Europe centrale parcourt depuis 2007 les témoignages de l’extraction du minerai, des centres de productions du fer et de l’acier ainsi que des musées d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, d’Italie, de Pologne, de la République tchèque, de Slovaquie et de Slovénie.

3.3. L’ERIH- The European Route of Industrial Heritage

L’ERIH, The European Route of Industrial Heritage, est un réseau d’informations touristiques sur la culture et l’héritage industriels qui propose actuellement plus de 850 sites dans 32 pays d’Europe dont 77 sont des points d’ancrage et forment le cœur de l’itinéraire virtuel de l’ERIH. Chacun des sites est rattaché à l’une des 10 routes thématiques qui présentent la diversité de l’histoire industrielle et ses origines partagées dont un sur les mines et un autre sur le fer et l’acier.

De plus, 13 itinéraires régionaux relient des sites voisins qui permettent d’approfondir l’histoire de territoires emblématiques comme le sud du Pays de Galles, la Ruhrgebiet ou La Sarre-Lorraine-Luxembourg.

Récemment, des musées de la mine de Grande-Bretagne, le National Coal Mining Museum à Wakefield, de France, le Centre Historique Minier de Lewarde, de Belgique, le Bois du Cazier, et d’Allemagne, le Bergbau Museum également déjà cité, ont décidé du principe de la constitution d’un réseau.

Par extension, on peut aussi citer The Association of European Migration Institutions qui regroupe 41 structures particulièrement du nord de l’Europe dont la thématique première est l’émigration.

3.4. Euracom- Association des Régions minières d’Europe

L’Association des Régions minières d’Europe a été créée à Bruxelles en 2007 partant du constat que les anciennes ou actuelles régions minières d’Europe sont confrontées à des problèmes à la fois communs et spécifiques. Elle a pour origine l’Association des Communes minières de France qui agit depuis 1990 pour la réhabilitation urbaine et la valorisation du patrimoine culturel des bassins miniers.

Les problèmes rencontrés par Euracom résultent des conséquences de la fermeture progressive ou définitive des mines. La transformation des friches minières est un enjeu majeur pour le développement local car elles représentent un potentiel important tant foncier que patrimonial.

Euracom développe des projets dans le cadre des programmes européens Interreg III et IVC, Rechar ou Phoenix. Des communes de 9 pays en sont partenaires, outre la France : l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovénie.

 

4. Le projet de création du nouveau réseau

Parmi les 62 sites labellisés au titre du Patrimoine européen, dans la liste arrêtée au 26 septembre 2009, seule la mine de charbon de Vitkovice à Ostrava en République tchèque et par extension les chantiers navals de Gdansk entrent dans la définition du projet proposé ! On ne peut donc ignorer la nouvelle dynamique que représenterait le patrimoine industriel et technique.

4.1. Notre identité future

Comme nous l’avons démontré, la spécialisation du label européen dans le domaine du patrimoine industriel et technique permettrait de le distinguer des reconnaissances, dans le cadre, d’une part, du Patrimoine mondial de l’UNESCO et, d’autre part, des Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe dans lesquels il est sous représenté. Ensuite, le Comité du Patrimoine mondial prend en compte la qualité intrinsèque des sites, leur unicité et leur authenticité. Le Conseil de l’Europe privilégie les droits de l’homme et la culture.

Le Label du Patrimoine européen s’intéresserait à l’interprétation réelle des sites industriels et techniques membres du réseau dans le cadre spécifique, dans un premier temps, de l’histoire de la construction européenne.

4.2. L’adhésion

Dans notre proposition de nouveau réseau, il s’agirait de déterminer les témoins tangibles de cette épopée industrielle et technique liée particulièrement au développement des secteurs du charbon et de l’acier, lesquels témoins feraient l’objet d’une valorisation auprès du public par cette labellisation du patrimoine.

Le réseau regrouperait idéalement un site par pays et par secteur industriel. Le choix opéré par les Etats devrait être sélectif mais suffisamment représentatif de l’histoire du pays.

4.3. L’engagement

Ces sites accessibles au public feraient comprendre ou s’engageraient à faire comprendre aux visiteurs que le charbon et l’acier sont liés à l’origine de la construction européenne.

Les sites s’engageraient également à une interaction avec un ou plusieurs membres du réseau sur cette thématique avec l’intention de mise en synergie des complémentarités de chacun des sites. Nous voudrions ainsi éviter une juxtaposition de sites sans connexion entre eux.

4.4. La finalité

Par cette interprétation réelle de leur histoire, ou d’une partie de leur histoire dans le cadre de la construction européenne, une valeur ajoutée pour les membres du réseau serait de s’impliquer dans les relations intergénérationnelles en développant l’aspect pédagogique pour les jeunes et en réalisant un travail de mémoire à partir de la transmission de la connaissance ou de l’expérience des anciens.

Premier appel pour la création du nouveau réseau du label européen : Patrimoine industriel et technique

Nous lançons un appel à une manifestation d’intérêt des pays et particulièrement des six pays fondateurs de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier ; mais pourquoi pas des autres pays ; et pourquoi pas pour l’élaboration d’autres projets spécifiques dans le domaine du patrimoine industriel et technique.

Pour paraphraser le titre de notre communication, ce patrimoine constitue un lien évident entre le passé, le présent et le futur de la construction européenne. Et nous profitons de notre intervention pour vous proposer d’appuyer le « Mémorandum pour une Année européenne du Patrimoine européen du patrimoine industriel et technique »  initié par l’E-FAITH, dont nous avons parlé.